Bulgarie

Cette page sur la Bulgarie est extraite de LE GONIDEC Marie-Barbara, Le beau berger et sa flûte de miel : Les instruments de musique pastoraux dans les chants traditionnels bulgares. 2 tomes : 330 p.+ 154 p. (pièces annexes), 65 fig., + 1 cassette vidéo. Thèse de doctorat de l’Université de Paris X-Nanterre (Département d’ethnologie et de sociologie comparative), 1997. Directeur de thèse : Bernard Lortat-Jacob.

Dans les prochaines semaines, nous ajouterons les illustrations.

 

1- Morphologie et terminologie

Il existe en Bulgarie deux types de cloches : les cloches d’église et les autres. La langue littéraire les distingue par des termes spécifiques. Kambana (d’origine latine) s’applique aux cloches d’église et zvǎnec (terme slave, nom générique pour “cloche”) désigne toute autre cloche, parmi lesquelles, celles du bétail. J’aborderai uniquement les cloches pastorales.

Celles-ci sont confectionnées soit à partir d’une plaque de fer martelée et rivetée, soit à partir d’un alliage de cuivre et d’étain coulé dans un moule.

 

Cloches en fer

Elles se font dans trois modèles principaux désigné “Salonique” (fig. 46 et 49), “Joanina” (fig. 47) ou “Trakija” (fig. 48 et 49) par la terminologie organologique bulgare, d’après d’anciens centres de production, importants à l’époque ottomane.

Les appellations populaires sont plus variées :

— trois termes synonymes, obli, krǎgli, valčesti, pouvant se traduire par “(les) rondes”, correspondent aux cloches “Salonique”, (fig. 46)

— l’appellation rogačka renvoit à l’aspect physique de la cloche “Joanina”, pourvue de cornes (rog), (fig. 47)

— quant à traka, trakja, tatralki, ils rappellent le nom de la Thrace, Trakija (étymologie présumée). (fig. 48)

D’autres appellations, d’origine onomatopéique, s’appliquent indistinctement à toute cloche en fer (cf. fig. 46 à 49) :

holpka, hlopatar, ou bien

tjumbelek, djumbelek ou dumbalak (dans les Rhodopes uniquement, fig. 50, rangée du bas).

Les deux premiers proviennent de hlopam frapper, cogner, heurter. Hlopatar et hlopka (en Thrace et Bulgarie du Nord-Ouest) sont donnés comme synonymes et se traduisent par : “grelot, clochette, sonnette”. Hlopatar, formé avec le suffixe –ar qui marque l’agent, pourrait bien s’expliquer ainsi : celui qui, en frappant, produit un bruit rendu par l’onomatopée “hlop”.

Ces termes peuvent s’appliquer à toutes les cloches en fer forgé pour les différencier des moulées.

Quant au mot tjumbelek (var. djumbelek ou dumbalak), d’origine turque, il exprime la sonorité tantôt sourde (dum/tum), l’autre, tantôt sèche (belek) d’un instrument de percussion 1.

Quelque soit la forme de la cloche, et sa dénomination, le corps s’appelle “čaška” (tasse), le rebord “usta” (bouche) 2 et le battant “ezik” (langue, ou languette : eziče), ou encore “žilo” (tige ou aiguille). Sur le sommet, un crochet quandrangulaire, appelé “poignée” (drǎžka), permet la suspension à un collier de cuir.

 

Cloches en bronze

Par opposition aux précédentes, les cloches de bronze sont appelées “les claires” (jasnici) en raison de leur sonorité 3, ubadnici (du verbe obaždam : “appeler”), tunčove (de tunč, alliage dans lequel elles sont faites) ou encore mednici (les “cuivrées” ou “de miel” 4, en raison de leur couleur). Elles se présentent sous deux formes.

Le zvǎnec (ici en tant que terme spécifique) ou zvǎnče (au diminutif) est une cloche simple (fig. 51).

Ayant la forme d’un cône tronqué (ouverture ellipsoïdale), elle possède une anse de suspension massive (dite opaška, “queue”, ou uho, “oreille”), percée d’un trou qui recevra un rivet permettant l’accrochage à un solide collier de cuir. Le battant est appelé udarnik (“qui frappe”, du verbe udariam) ou zil (cf. note 76).

Le čan (du turc çan 5) est une cloche double : son battant se présente comme une cloche du même modèle, plus petite et dépourvue de battant (fig. 52). Cette “clochette” s’appelle glasnik (de glas “voix”, “sonorité”), bliznica (jumelle), dvojanka (double) ou čift ezik (double langue). Les čanove entrent toujours dans la composition d’une série accordée, dizija ou djuzen 6 (fig. 50, rangée du haut et 53). Il existe une nomenclature particulière pour distinguer les différentes tailles de čanove qui composent une série et donc les sonorités qui en découlent (fig. 53). Les huit plus graves sont alors appelées devjo plutôt que čan.

 

2- Modalités d’usage

En Thrace, les cloches de brebis sont presque toujours en fer. Notre informateur Vasil Vasilev explique que “les brebis portent seulement des hlopki”. Les bergers utilisent soit des cloches “rondes” obli, krǎgli (Salonique), soit un mélange de “rondes” et de traki (Trakija). Les cloches en bronze y sont toujours de type simple et appelées tunč. On les réserve aux vaches et aux chèvres (qui portent une tunče, diminutif du premier), explique un autre informateur, Hristo Andonov qui fut berger dès l’âge de 13 ans. Du moment que le meneur porte une cloche (fig. 54), la proportion de bêtes ensonnaillées dans un troupeau varie selon les préférences du berger 7. Le meneur peut être un bêlier, un bouc, une brebis ou une chèvre, selon les dispositions naturelles d’une bête à marcher au devant 8. Le berger lui mettra en général la plus grosse et la plus belle cloche, soit la plus volumineuse, celle dont la sonorité se dégage du reste du troupeau 9.

Dans les Rhodopes, jusque dans les années 1920, avant la disparition de la transhumance entraînée par la chute de l’Empire ottoman, la situation était différente. On a longtemps employé les cloches de bronze, auxquelles s’associaient des cloches de fer quand la taille du troupeau augmentait : dès qu’un berger possédait plus de 50 brebis, il se procurait 5 à 6 petits čanove” (Primovski, 1973 : 319). Quand le troupeau atteignait les 200 têtes, il s’achetait alors une série complète (dizija, fig. 53). Dans un troupeau de 300 à 400 brebis et chèvres, il y avait 40 à 50 tučove (bronze) et djumbeleci (fer), que l’on mettait aux chèvres et qui formaient la série. La proportion pour les petits troupeaux différait : 10 zvǎnci (bronze) et klopotarki (fer), n’entrant pas dans une série (la désignation des cloches de bronze comme de fer est alors différente 10).

 

3- Fonctions

La cloche constitue avant tout un moyen de repère sonore 11. Véritable jalon dans l’environnement pastoral, elle sert de guide au berger comme aux brebis. Cette fonction de “point de repère sonore”, de signalisation, est valable aussi pour ceux qui n’ont pas la charge des animaux : le tintement des cloches renseigne sur l’arrivée d’un troupeau 12. Ou bien quand deux troupeaux se croisent et se mélangent, les animaux se fient aux sonorités familières.

Depuis les recherches faites en Aubrac sur les bovins, les fonctions d’entraîneur, d’accélérateur et d’ordonnateur des troupeaux au cours des déplacements ont été mises en évidence 13. D’après les observations de certains bergers eux-mêmes, les cloches stimuleraient aussi l’animal alors qu’il pâture. Ce pouvoir stimulant serait à l’origine d’une croyance populaire : les brebis stériles auxquelles on ferait porter une cloche mettraient bas dans l’année.

 

4- Sonorité et accordage

La sonorité de la cloche est rendue par la notion de glas (voix), plutôt que par celle de “son”, zvuk 14.

 

C’est à l’oreille que les cloches sont choisies 15, selon des critères ou des moyens de sélection variables d’un berger à l’autre 16. Les bergers s’intéressent à l’aspect physique de la cloche dans la mesure où il indique la sonorité. “Les hlopatari, ils les choississent plus grande, plus petite, pour que quand l’une sonne, l’autre l’accepte, s’y s’accorde” dit Sijka Stojanova , la sœur d’un berger.

 

Vasil Poštov raconte : “elles doivent me plaire. Entre elles, il doit y avoir quelque synchronie, elles doivent s’accorder”. Si le son ne le satisfait pas, il le modifie en martelant avec un petit marteau le rebord de la cloche ou “la languette” (le battant).

 

Minčo Enčev agissait de la même manière : il achetait les cloches au marché en les secouant, et en écoutant attentivement pour voir si la sonorité lui plaisait. Il les ré-accordait parfois en pliant la tôle vers l’intérieur, au niveau de l’ouverture. Quand je lui ai demandé comment il savait avoir obtenu le résultat escompté, il a répondu : “la voix le dit. Celui qui a de l’oreille sait bien accorder les cloches de son troupeau”.

 

Toujours d’après les enquêtes menées en Thrace, il apparaît que le choix de la cloche du meneur se fait en fonction de l’intensité : la durée du son semble plus importante que sa hauteur. Le reste des sonorités du troupeau doit seulement être “à la même hauteur” (na edin glas).

 

Dans la mesure où le critère de la sélection est celui de la sonorité, et puisque le berger procède parfois au ré-accordage, on peut parler d’une valeur esthétique attachée à la cloche. Par “accordage”, les bergers expriment bien cette recherche d’une certaine cohérence et d’un équilibre.

 

C’est dans les Rhodopes que la fonction musicale des cloches a pris toute sa dimension avec l’existence de séries (dizija, djuzen), en usage jusqu’à la chute de l’Empire ottoman. Celles-ci comportaient plusieurs cloches dont le ton avait été sélectionné par le berger (Primovski, 1973 : 320). Les čanove étaient accordés (fig. 53) et associés à des cloches de fer tjumbeleci “tenant lieu de grosse caisse dans l’orchestre de la musique pastorale” (Dečev, 1903 : 17) où ils “battaient le rythme” (Kanev, 1975). Une rangée sans ses tjumbeleci était dite orpheline, incomplète.

 

Le même procédé a existé en Grèce du Nord, région voisine des Rhodopes. Fivos Anoyanakis décrit en détail (1979 : 73-75) comment chaque berger équipait son troupeau en fonction de sa sensibilité, de ses capacités musicales à choisir et à harmoniser les cloches entre elles. Si un berger possédait un troupeau de deux cent têtes, il choisissait des cloches basses composant une quarte (Do, ré, mi, fa) et portées par quatre meneuses. Aux autres animaux, il mettait une cloche pour trois bêtes ou même moins. Ces cloches …

have been ‘tuned’ to the same sequence of intervals as the first four bells (i.e. a perfect fourth), but are pitch differently, and are an octave or even two octaves higher than the basic set.(Anoyanakis, 1979 : 73)

 

La combinaison des cloches accordées constituait l’équipement sonore du troupeau appelé armàta ou douzina (ce second terme rappelle celui de djuzen utilisé dans les Rhodopes). La série pouvait être étendue à une octave (huit cloches), voire comporter jusqu’à seize notes constituant la base. Le fait que les cloches en fer ne puissent pas être accordées avec la même “justesse” ne gênait pas les bergers.

 

Ils les mettaient en fonction de la voix qu’ils percevaient et qui leur paraissait ressembler à telle autre voix déjà présente dans l’armata ou le djuzen. Il suffisait au berger de savoir “jouer” sur la sonorité des différents types de cloches.

Formerly, the wealthier shepherds also used bells of differents weight but identical pitch in order to achieve a yet greater differentiation in sound between their flocks.
For example, two koudhounia (en fer) or two kypri (en bronze) respectively weighing 400 and 200 drams (3,2 g.) could be tuned to middle c
. (Anoyanakis, 1979 : 75)

 

Par l’utilisation de djuzeni, les bergers des Rhodopes ont fait preuve d’une nette particularité par rapport au reste du pays. Cette tradition pastorale régionale dépendante de la transhumance peut montrer le lien existant entre la Bulgarie et les autres contrées balkaniques. L’exemple grec a été donné. On ajoutera que des cloches du type čan et tjumbelek se trouvaient aussi en Albanie, Macédoine et Turquie.

 

Le fait que chaque cloche possède ses caractéristiques sonores, le fait également que les modalités d’usage puissent varier légèrement d’un berger à l’autre exprime une volonté de personnalisation du troupeau. La tonalité globale de l’ensemble des cloches choisies par un berger constitue une marque de propriété sonore, un véritable “blason” 17. Cette notion renvoie à celle de noblesse et en conséquence, au prestige attaché aux cloches, qui est bien connu dans les sociétés pastorales :

Un troupeau bien ensonnaillé est la fierté du berger. (Laurans, 1975 : 589) 18

 

C’est surtout lors de la transhumance que cet aspect se dévoile. Les mouvements saisonniers sont en effet l’occasion pour le berger de faire “défiler” son troupeau dans les différents villages qui jalonnent la route menant aux nouveaux pâturages, et par ce biais, de se faire valoir, grâce à l’effet produit par ce déferlement sonore. La valorisation du berger par les cloches pastorales, sa notoriété et sa réputation sont particulièrement bien mise en relief dans le texte de certains chants.

 

La variété des cloches révèle la forte vocation pastorale de la Bulgarie traditionnelle. Cette variété s’exprime par la facture, la forme et une terminologie locale très précise, descriptive soit de l’aspect de la cloche, soit de sa sonorité.

 

La fonction pratique des cloches est, toutes régions et tous types confondus, liée à la propriété même de l’objet. La finalité de cet idiophone est principalement la signalisation (point de repère sonore dans l’espace) de laquelle découle un rôle de prévention du danger et de protection de l’animal, doublé d’une fonction de guide et par là-même, d’entrainement. En ce sens, la cloche constitue un véritable outil pastoral, au même titre que la houlette, indispensable au berger.

 

5 – Symbolique

Etroitement liées à l’élevage, les cloches apparaissent dans les chants évoquant le monde pastoral et le berger. L’étude de ces textes, permet de dégager la richesse symbolique accordée à cet objet sonore.

 

Un outil pastoral

Les fonctions pratiques de la cloche mises en avant par les bergers lors des enquêtes, et dont nous avons vu l’essentiel, sont également celles qu’évoquent les textes. La mention de l’animal ensonnaillé menant le troupeau 19 revient fréquemment, révélant l’utilisation de la cloche comme moyen d’entraînement :

(L’agneau demande au berger où se trouve sa mère. Le berger répond qu’il l’a vendue. L’agneau le lui reproche en vantant les qualités de la brebis 🙂

Pourquoi, frère, l’as-tu vendue                            Zašto gi, bajko, prodade,

Ne portait-elle pas la cloche,                              Dali ti zvǎnec ne nosi,

Ne conduisait-elle pas le troupeau ? (…)            Ili ti stado ne vodi ?

Quand tu la trayais —                                        Kogi negi izdoiš —

Un seau de lait tu avais,                                      Vedro mleko nadoiš,

Quand le lait fermentait                                      Kogi mleko potsiriš

Un récipient de fromage tu faisais.                      čebǎr sirene naturaš.chant du Nord-Ouest

 

Cet aspect recoupe la fonction stimulante de la cloche. En jouant le rôle d’entraîneur, le meneur stimule les autres bêtes, il les encourage et les active, à tous les sens du terme. Si aucun chant n’évoque directement cette fonction, certaines croyances l’expriment pourtant, dont celle-ci, stipulant qu’une brebis stérile mais ensonnaillée mettrait bas dans l’année, la cloche activant sa vitalité 20.

D’après Curt Sachs (in Anoyanakis, 1979 : 64), la fonction de protection est à l’origine même de l’usage des cloches dont le rôle se confond avec celui des amulettes. Pourtant, l’action protectrice de la cloche n’est pas mise en relief dans les chants du corpus.

Celle de signalisation en revanche, inhérente à la nature sonore de cet objet, apparaît fréquemment 21. Le nombre de textes évoquant le tintement de la cloche est assez important. Un chant de Thrace par exemple, en racontant comment les cloches et les aboiements du chien-berger ont permis d’éviter le vol d’une brebis, met en valeur cette propriété :

(Stojan, sur ordre de sa mère essaie de voler le bélier du troupeau réuni par les collecteurs d’impôt. Les bergers parviennent à l’attraper car)

Et les chiens ont aboyé,                  I kučeta nalali,

Et les clochettes ont sonné.            Zvǎnčetata zvǎnnali.

 

La qualité de la sonorité fait souvent l’objet d’une description :

(Un agneau regrette sa mère que les collecteurs d’impôt ont emportée. Il ne veut pas de 9 autres brebis-mères que le berger lui propose pour la remplacer, car elle était exceptionnelle 🙂

Ses cornes étaient marquées,                     Rogove i šikosani 22,

Elle portait une cloche de mille,                  Dzvǎnci nosi za iljada,

Un collier valant cinq cent,                         Remiko mu za pet stotin,

Le battant, une pierre précieuse,                Žaloto mu bezcen kamik,

S’il bat depuis la Moravie,                         Pa si bie po Moravi,

Sa voix s’entend jusqu’à Niš.                    Glas se čue po Nišavu. chant de l’Ouest

 

La mention du prix, de la pierre précieuse comme celle de l’espace couvert par la sonorité de la cloche traduisent nettement l’importance que les bergers accordent à cet objet. Par le biais des chants, ils valorisent surtout ses propriétés sonores.

Certains chants évoquent simultanément la cloche et la flûte. Mettent-ils en rapport “sonorité” et “musicalité” ?

 

Le jeu de la cloche et de l’instrument mélodique

Le contexte des cinq chants du corpus dont il est question est clair : il ne s’agit pas d’association mais de juxtaposition. La cloche sonne indépendamment de la flûte et leur rapport n’est pas musical. Pourtant, j’ai eu connaissance d’un chant mettant en relation directe l’instrument pastoral et les cloches 23 :

 

Il est tombé un brouillard ténébreux                Pripadnala tǎmna mǎgla

Dans la montagne, sur les sommets                Po planina, po rudnini

Ce n’était pas un brouillard ténébreux            Ne e bila tǎmna mǎgla

Mais le berger Nojko,                                   No e bilo Nojko ovčar,

Nojko le berger avec son troupeau gris         Nojko ovčar s’ sivo stado

Neuf mille brebis laitières                               Devet hiljadi sagmalici

Et tout autant d’agneaux.                               Ošte tolkoz šiletina.

Nojko le berger marche au devant                 Napred vǎrvi Nojko ovčar

Suivi de Jugič le bélier                                   I po nego jugič oven

A son cou une cloche d’or                             Na vrata mu zlato zvǎnec

Nojko joue du kaval de cuivre                      Nojko sviri s’ meden kaval

Jugič fait tinter la cloche d’or                         Jugič drǎnka zlato zvǎnec

Et accompagne le kaval, …                          Ta priglaša na kavala, …

 

En exprimant l’idée d’un jeu commun (priglasjam signifie accompagner un chant, en jouant d’un instrument ou en chantant —litt. “ajouter sa voix”), le verbe employé au dernier vers se rapporte à une pratique aujourd’hui désuète. Certaines sources attestent l’accordage des cloches et des flûtes (ou de la cornemuse), en particulier dans le cas de l’utilisation de séries accordées (djuzen ou dizija), évoquées au chapitre organologique 24.

 

Pour l’ethnomusicologue Natalija Raškova :

La relation entre les cloches et l’aérophone possède une dimension artistique qui se manifeste lors du choix par le berger des cloches du troupeau. La musique bulgare ne connaît pas d’autre type d’harmonie que le bourdon mais l’arrangement des cloches fait preuve d’un sens de l’harmonie et d’une oreille exercée. Les bergers choisissent les cloches conformément à la hauteur de leur ton, de sorte qu’il y en ait des hautes, des moyennes et quelques basses. (…) Si le berger joue d’un instrument de musique, il est encore plus méticuleux quant à l’arrangement des cloches, faisant attention à ce que le son coïncide à la tonalité du kaval ou de la gajda. La fonction artistique de cette “ partition ” pastorale est assez forte. Elle est façonnée par le goût individuel musical du berger. (1993 — non paginé)

 

On remarquera que l’auteur n’utilise pas le verbe “accorder”, mais “coïncider” (litt. “tombe avec”, sǎvpada).

 

Le témoignage de nos propres informateurs thraces reste peu précis quant aux modalités de cet “accordage”. Minčo Enčev expliquait qu’il accordait les hlopki de ses brebis en fonction de sa cornemuse. Peu loquace quant à la manière d’y parvenir, il explique seulement que la “voix (de la cloche) le dira” (glasa šte kaže). Quant à Djado Komitov (18) il remplaçait les battants de fer par des morceaux de cornes pour que le son de ses cloches “aille mieux avec la gajda” (la sonorité de la cloche est effectivement adoucie). Il fait partie des bergers recherchant des “cloches identiques” (ednakvi holpki), ayant une sonorité unique : “Je faisais attention à ce qu’elles soient d’une seule voix, comme des femmes quand elles se mettent à chanter” 25 ce que l’on peut traduire par “à l’unisson”. Dans la mesure où il s’agit à chaque fois de cloches en fer, de petite taille de surcroît, on peut douter de la réussite pratique de cet accordage. En l’absence de plus amples informations, il convient de rester prudent. Si l’accordage cloche/instrument mélodique est d’ordre intentionnel, sa réalisation pratique peut ne pas correspondre à une réalité acoustique concrète.

 

Toujours est-il qu’en vertu des propriétés de la cloche, sinon musicales, du moins sonores, d’autres chants du corpus laissent sous-entendre que la cloche et la voix entretiennent un rapport de proximité.

 

La “voix” de la cloche

Pour examiner cette relation, il convient de s’attarder sur une donnée de terrain : le fait que les informateurs aient systématiquement parlé de la voix (glas) pour désigner le son de la cloche. L’expression n’est pas poétique ou métaphorique : le terme “son” existe bien en bulgare (zvuk) mais il n’est pas employé dans ce cas. “Zvuk” se rapporte à la réalité acoustique d’un son organisé ou harmonisé, tandis que “glas” (voix), en traduit la dimension esthétique. Glas recouvre donc toute sonorité musicale (instrument mélodique) et vocale (voix, chant). La cloche par opposition au tambour possède bien une “voix” 26. Par analogie, ce terme renvoie à la “communication” :

Aradža (le bélier) leva la tête, …           Pa se Aradža otǎrsi

Et sa cloche se mit à parler                    Zvǎnče mu duma produma.

Stojan, mon maître, …                        Stojane čorbadžio le Chant du Nord-Ouest

Grâce à sa cloche, le bélier indique au berger comment récupérer son troupeau volé par les Valaques.

Pour J. Bril (1980 : 30), la connivence entre la “voix” de l’animal et celle de l’instrument de musique n’est plus à démontrer. Bien souvent, c’est l’animal absent (mort), qui s’exprime par le biais de l’instrument (peau du tambour, boyaux de la vièle, etc.). Ici, l’instrument dote l’animal d’une voix. En leur mettant une cloche, le berger donne la parole à ses bêtes. La cloche, en tant qu’attribut de la brebis, représenterait ainsi le substitut de la voix de l’animal.

D’autres chants viennent confirmer la relation cloche/voix, indépendamment de sa fonction pastorale :

Une clochette sonne (…)                                Zvǎnče zvǎnka

Dans la forêt épaisse de Bogdan                      V česta gora Bogdanova.

Ce n’était pas une clochette au son clair           Ne e bilo tučno zvǎnče,

Mais (la voix d’) une petite jeune fille               No e bila malka moma chant du Pirin

Tous ces textes se rapportent à la méprise entre le timbre de l’organe vocal et le tintement d’une “clochette”, zvǎnče 27.

La nature sonore de la cloche et son rôle utilitaire ne sont pas les seuls aspects mis en relief dans le texte des chants. Une caractéristique importante en ce qui concerne la représentation de cet instrument apparaît même plus fréquemment.

 

Le meneur ensonnaillé, faire-valoir du berger

Le sonnailler joue un rôle essentiel dans la valorisation du berger. Dans la masse indifférenciée des bêtes du troupeau, la “figure” de cet animal ressort avec une certaine netteté. On remarque alors que sa cloche est toujours particulièrement mise en relief par l’emploi de qualificatifs valorisant.

On a vu plus haut l’extrait d’un chant de l’ouest de la Bulgarie mentionnant la forte portée sonore de la cloche dont le battant est une pierre précieuse. Le corpus contient d’autres textes au motif analogue mettant l’accent sur la valeur de la cloche du meneur :

Parmi les béliers, un bélier pour mille,              U ovnite oven za iljado,

Au bélier, un collier pour deux mille,                Na oveno remik za dve iljad,

Au collier, une cloche pour trois mille              Na remiko dzvanec za tri iljad Chant du Sud

On sait que la valeur marchande des cloches est loin d’être négligeable 28. Ce fait semble significatif : le prestige du berger vaut bien quelques sacrifices financiers. L’ensemble des cloches permet l’expression “acoustique” de la richesse et du prestige. On a vu plus haut que l’un des qualificatifs de la cloche est l’adjectif “doré” ou l’expression “en or”. En privilégiant la cloche du meneur, le berger fait de cet animal son “porte-drapeau”, qui allant de l’avant, arbore fièrement sa marque, une marque sonore :

Bélier, bélier taché                                     Oveno, vakǎl ovnjo ljo,

Le temps est arrivé, mon bélier                  Došlo e vreme, ovnjo ljo,

De se lever d’ici                                        Ottuka da se vdigame

Pour la haute montagne.                            Nah visokana planina.

Quand nous traversons le village                Koga prez selo mineme,

Lève haut ta tête                                       Visočko vdigaj glavona,

Fait sonner vivement le devjo29                  Serbez mi cǎnkaj devjona,

Frappe le sol de tes sabots.                      Ot nizko udrjan nogine.

Partout les jeunes filles vont venir              Vrit štat momine da dojdat,

Elles te demanderont, mon bélier :             Ta šte te pitat, ovnjo ljo :

Est-ce qu’il est marié ton chef ?” “          Ženen li ti e sǎjbija ?”

Tu leur diras, mon bélier :                          Ti šte im kažeš, ovnjo ljo :

Il n’est ni marié ni fiancé,                       Nito e ženen, ni glaven,

Parmi vous il pense choisir”.                  « Ot vas mi misli da zeme”.             Rhodopes

 

Dans le cas de ce chant des Rhodopes, le meneur porte un devjo, une cloche volumineuse associée à la puissance et au prestige par sa tonalité grave (rendue, dans la pratique, par le terme kaba signifiant à l’origine “gros”, “majestueux”). Par le biais de l’animal, la cloche valorise le berger, lequel entretient avec son meneur une relation singulière (le pâtre lui a donné un nom, il lui parle, le prend à témoin, etc.). L’ethnologue Svetlana Zaharieva considère d’ailleurs le meneur comme l’“acolyte” du berger (1987 : 98).

 

Outre cette relation singulière qui “personnalise” le sonnailler, il est particulièrement intéressant de noter que dans le cas où le berger et son troupeau sont placés dans un environnement social (en l’occurence la traversée des villages lors de la transhumance), le meneur n’est pas une brebis mais un bélier. Le prestige attaché à cet animal reproducteur au caractère pugnace, incarnant le courage et la force, joue ici un rôle non négligeable. Le bélier, animal à la stature imposante et pourvu de cornes, symbolise la virilité :

Dans l’anatomie animale, c’est la corne, imputrescible et dont la forme oblongue est directement suggestive, qui va symboliser excellemment la puissance virile. (Durand, 1969 : 159)

 

Les termes dans lesquels sa cloche est décrite contribuent au renforcement du prestige du sonnailler et par conséquent de son maître. Pour Zaharieva (idem), le symbole sonore du bélier ensonnaillé est la cloche-or (zlato-zvǎnec) qui distingue son porteur de l’ensemble des cloches (hlopki) du troupeau, “instrument” collectif et bruyant.

 

Ainsi, la valorisation du bélier par la cloche a une incidence directe sur la considération sociale du berger. Or, on a vu que les chants mettaient souvent en scène un jeune berger, susceptible de fonder une famille. La cloche s’inscrit, en complémentarité avec la flûte, dans un système de représentation où ces deux instruments fonctionnent comme un couple d’attributs. L’image idéalisée du berger et de son troupeau passe nécessairement par leur évocation. Non seulement ils authentifient les personnages auxquels ils sont associés mais surtout les valorisent symboliquement.

 

Conclusion

La plupart des chants mettent en évidence les fonctions d’entraînement et de signalisation, conséquents à la finalité sonore de la cloche.

Mais, en s’appuyant sur ces différents aspects, ils mettent surtout en exergue les fonctions symboliques dont elle est lourdement investie. Celles-ci s’exercent essentiellement à deux niveaux.

Les capacités de signalisation de la cloche acquièrent une fonction communicatrice. Elle peut alors, dans certains cas, représenter la voix. Doté de la parole, l’animal devient un personnage prenant une part active dans l’histoire chantée. Elle-même singularisée par l’emploi de qualificatifs valorisants, la cloche individualise l’animal qui la porte, le détachant de la masse anonyme du troupeau.

Si le chant met de préférence en relief la propriété attractive et stimulante de l’instrument, on remarque que l’animal-protagoniste est plus souvent un bélier. Les vertus de force et le potentiel fécondant attribués généralement à cet animal, rejaillissent sur le berger et contribuent à valoriser socialement cet acteur essentiel dans l’économie traditionnelle.

Finalement, les chants mettent surtout en évidence l’existence d’un lien entre l’homme et l’animal par le biais de la cloche, que ce lien soit direct (relation passant par l’usage de la parole) ou indirect (animal comme faire-valoir). De l’ordre de la représentation, il se fonde sur les modalités d’usage et la finalité de la cloche.

 

Ouvrage cités, dans l’ordre de leur apparition :

PICKEN, Laurence

Folk Musical Instruments of Turkey, University Press, Oxford, 1975.

Handbuch der Europaïschen Volksmusikinstremente, Die Volksmusikinstremente Der Türkei, Veb Deutscher Verlag für Musik, Leipzig.

LAURANS, Raymond

– Les sonnailles et leurs relations avec la transhumance en Corse et en Sardaigne, Ethnozootechnie, 1975-2, 59-66.

– Rôle et utilisation des sonailles de transhumance, L’homme et l’animal, premier colloque d’Ethnozoologie (Paris, 28-30 nov. 1973), Institut International d’Ethnoscience et CNRS, 1975, 585-594.

Marcel-Dubois, Claudie & PICHONNET-ANDRAL, Marie-Marguerite

Musique et phénomènes paramusicaux, L’Aubrac, C.N.R.S., 1975, V, 167-290.

KaČulev, Ivan

Zvǎnčarstvoto v grad Goce Delčev (La fabrication des cloches dans la ville de Goce Delčev), Izvestija na Instituta za Muzika (Bulletin de l’Institut de Musique), 1956, II-III, 215-249.

BOLLE-ZEMP, Sylvie

Le timbre du chalet, les cloches du troupeau, in : Le réenchantement de la montagne:  aspect du folklore musical en Haute-Gruyère, Georg, Genève, 1992, (pp. 55-76).

Kanev, Constantin

Minaloto na selo Momčilovci (Le passé au village de Momčilovci), Sofia, 1975.

Anoyanakis, fivos

greek Popular Instruments, National bank of greece, Athènes, 1979.

BRIL, Jacques

A cordes et à cris : origine et symbolisme des instruments de musique, Clancier/Guénaud, Paris, 1980.

DeČEv, Vasil

Srednorodopsko ovčarstvo (Activité pastorale dans les Rhodopes moyennes), Sbornik za narodni umotvorenija, nauka i knižnina (Recueil de folklore, science et littérature), 1903, XIX, 3-92.

Zaharieva, Svetlana

Sviračǎt vǎv folklornata kultura (Le musicien dans la culture traditionnelle), BAN, Sofia, 1987.

DURAND, Gilbert

Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1969.

 

Recueils de chants consultés, collectés par Vasil STOIN:

Narodni pesni ot Timok do Vita (Chants populaires de Timok à Vit), Sofia, 1928. (chants collectés par Vasil STOIN de 1926 à 1928)

Narodni pesni ot Sredna-Severna Bǎlgarija, (Chants populaires de la Bulgarie du Centre-Nord), Sofia, 1931 (chants collectés par Vasil STOIN en 1930).

– Bǎlgarski narodni pesni ot iztočna i zapadna Trakija (Chants populaires bulgares de l’Est et de l’Ouest de la Thrace), Trakijcki sbornik, Trakijskija naučen (Recueil thrace, Institut de recherche thrace), Sofjia, 1939, VII. (chants collectés par Vasil STOIN de 1926 à 1934)

Narodni pesni ot zapadnite pokrajnini (Chants populaires des confins de l’Ouest), Sofia, 1959. (chants collectés par Vasil STOIN de 1925 à 1933)

Narodni pesni ot Samokov i Samokovsko (Chants populaires de Samokov et de sa région), Sofia, 1975. (chants recueillis de 1926 à 1935)

 

Dictionnaires consultés

– Bǎlgarski etimologičen rečnik, Dictionnaire étymologique bulgare (en 3 tomes), BAN, Sofia, 1962-1986.

– Bǎlgarski tǎlkoven rečnik, Dictionnaire dialectal, Nauka i Izkustvo, Sofia, 1994. (4ème éd.)

– Bǎlgarsko-frenski rečnik, Dictionnaire bulgare-français, Nauka i Izkustvo, Sofia, 1983. (3ème éd.)

– Rečnik na blǎgarskǎij jazǎikǎ, Dictionnaire de la langue bulgare, Plovdiv, 1895-1901, 4 vol. (auteur : Najden GEROV).

– Rečnik na čuždite dumi v bǎlgarskija ezik, BAN, Sofia, réed. 1982 (auteur : Najden GEROV).

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* Texte tiré de : Le Gonidec Marie-Barbara, Le beau berger et sa flûte de miel : les instruments de musique pastoraux dans les chants traditionnels bulgares, thèse de doctorat de troisième cycle, université de Paris x – Nanterre, décembre 1997.

1Toumbelek désigne le tambour sur poterie en Grèce, appelé deblek ou dumblek en Turquie. Certaines cloches turques en fer forgé portent le nom de tömbüldek (Picken, 1975 : 34).

2Le battant s’appelle langue parce que l’ouverture est comme la bouche et le battant donne à la cloche sa sonorité comme la langue nous donne la voix”, précise le berger Georgi Grigov.

3 Qui rappelle la terminologie savoyarde (claires ou clarines).

4Cuivre” et “miel” sont homonymes en bulgare : med.

5 Terme générique pour “cloche d’animal” (Picken, 1975 : 32). Il est plutôt utilisé pour désigner les cloches forgées alors qu’en Bulgarie, il s’applique exclusivement aux cloches moulées. Zil est le terme turc pour les cloches en bronze moulées alors que les Bulgares l’ont repris pour désigner une cymbalette, importée de Turquie.

6 Termes turcs. Le premier disija (ou dezija) signifie “série, rangée, progression”. Le second, djuzen, “organisation, rangement, règlement, ordre et accord, d’où accord d’un instrument de musique”.

7 Petko Zavanov mettait une cloche pour vingt brebis tandis que Vasil Poštov préférait la proportion de une hlopka pour dix à cinq bêtes. “C’est comme on veut, dit-il, on les fait porter à n’importe quelle brebis du moment que celle qui mène en a une”.

8 D’après les bergers, tout animal ne peut pas être meneur, certains étant craintifs, d’autres ayant un caractère indépendant. Quand le berger a besoin d’un meneur, il sait bien quelle bête choisir pour les connaître toutes et avoir observé le comportement “meneur” de quelques unes parmi les plus enclines à marcher devant. Le berger, une fois qu’il repère la bête, doit lui apprendre à être “attirée” : en lui donnant les premières fois quelque chose à manger, en la flattant, en l’appellant. Elle s’habitue ensuite à venir vers lui quand il la siffle, l’appelle ou lui joue un certain air de flûte. Stefan Enev raconte : “Ma brebis noire n’était pas la seule à avoir une cloche, mais elle avait la plus grande. Plus elle est grande, plus le tintement est fort et quand le berger se repose, il entend où est le troupeau”.

9 Stefan Enev explique que les brebis auxquelles il choisit de mettre des cloches sont “celles que l’on peut attirer (koito se mamjat). Janko Komitov mettait quant à lui une proportion de 30 cloches (hlopki) sur 50 brebis. “Ce n’est pas les agnelles, les jalovi (litt. stériles), mais les edri (fortes, saines, solides) qui en portent… les jeunes elles courent partout, elles entraînent les autres où il ne faut pas si on leur en met”. Stanjo Stanev qui fut berger avant de s’établir comme agriculteur, travaillait avec quatre autres bergers, à tour de rôle. Ils avaient 250 à 500 brebis et entre 50 et 100 cloches (hlopki). Ils répartissaient les cloches entre les meneuses qui marchent en tête, celles qui restent d’habitude sur le côté et celles qui aiment être à la traine. Ainsi le troupeau était bien entouré. “C’était de grandes cloches de 200 à 500 grammes”.

10 Il semblerait que le terme čan soit réservé aux cloches accordées qui composent une série (dizija) dans laquelle entrent également des cloches de fer, accordées elles-aussi, dites tjumbeleci. Un petit troupeau porte également des cloches de bronze et de fer, mais la terminologie n’est plus la même. Je pense que c’est parce que les cloches ne forment pas alors une véritable série.

11 Pour Baj Petko , leur présence est très utile, en particulier l’été quand les brebis paissent de nuit : “le berger écoute pour savoir dans quelle direction les bêtes se dispersent”. La cloche peu avertir d’un péril : “Si une brebis a peur car elle sent le danger, elle va remuer et sa cloche va se mettre à tinter. Le chien l’entendra et aboiera” et attirera l’attention du berger. Baj Stanjo explique qu’en hiver il n’enlevait surtout pas les cloches (bien que d’ordinaire, on ait tendance à leur retirer quand elles restent à la bergerie, “car ça les énerve, et aussi pour ne pas qu’elles les cassent contre la mangeoire”), car c’est justement le moment où il pouvait y avoir des loups : “je savais à tout moment où étaient mes brebis pour leur porter secours”. Djado Komitov mettait trente cloches pour cinquante brebis (!), “pour la gaieté” veselo da bǎde. Il expliqua que le fait d’entendre les cloches stimule les brebis. D’après ses informations, ressort aussi le fait que les cloches sont très utiles sur les pâturages communs où elles permettent de distinguer ses bêtes de celles des autres bergers.

12En France, l’ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 impose aux particuliers, à peine d’amende arbitraire, de mettre au col de leurs bestiaux des clochettes dont le son puisse avertir des lieux où ils pourront s’échapper et faire des dégâts”. Raymond Laurans (1975 : 586).

13 Cf. les travaux de Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral (1975) menés avec des zootechniciens.

14 Dans la mesure où la brebis peut perdre sa cloche, Baj Stanjo avait acheté d’avance quelques cloches supplémentaires “de la même voix” — na edin glas, car après, il craignait de ne plus retrouver les mêmes. Il souhaitait que les cloches aient toutes la même “voix”, mis à part celle de la meneuse. Ivan Kačulev (1956 : 251) rapporte que Pavel Atanasov (du village de Paskalevo en Dobroudja, âgé de 88 ans), choisissait les cloches de sorte qu’elles aient l’apparence d’un chœur. Djado Komitov faisait lui aussi attention à qu’elles soient “de la même voix, comme les jeunes mariées quand elles chantent un horo (gledah da sa na edin glas, kato bulki vzemat da pejat na edin glas). Dans la région du Pirin (Macédoine), certains bergers disent que les cloches doivent chanter comme des jeunes filles. On reviendra sur le sens des expressions des informateurs.

15 On pourra se reporter aux pages 64 et suivantes de l’ouvrage de Sylvie Bolle-Zemp (1992) qui raconte comment, en Suisse, les éleveurs de bovins sélectionnent et ordonnent les cloches du troupeau.

16 Ainsi, Baj Stanjo, quand il achetait ses cloches au marché de Sliven ou de Jambol, demandait à ce qu’on les fasse tinter tandis qu’à une certaine distance, il en écoutait la résonance : “plus tu vas loin, mieux tu dois entendre la hlopka. C’est mieux pour repérer la bête”.

17 Expression de C. Marcel-Dubois et M. Pichonnet-Andral (1975).

18 Voir aussi Sylvie Bolle-Zemp (1992 : chp. 2) traitant des cloches bovines.

19 Désigné vodǎč (de vodja, “conduire”, “guider”, “mener”) ou zvǎnkar (litt. sonnailler, de zvǎnec, “cloche”).

20 Dans cet ordre d’idée, Jacques Bril écrit (1980 : 81) : “C’est la santé et la fécondité du bétail et des hommes que sont censés protéger les cloches, grelots et clochettes. Les esprits malins rôdent autour de ces hauts-lieux que sont les étables et les églises, témoins culturels de l’assujettissement des forces infernales et de l’émergence des Sociétés humaines. (…) Toutes les religions protègent leurs édifices de cloches et de clochettes, de même que leurs autels et leurs prêtres”.

21 Dans le contexte non pastoral, la cloche peut servir à annoncer un événement, une mort en l’occurrence (558 R, rub. 41, th. III).

22Šigosano, c’est-à-dire portant une marque de propriété.

23 Dimitǎr Marinov, SbNU XXVIII, 1914, p. 314, chant de Noël, Bulgarie du Nord-Ouest.

24 Cette pratique était aussi connue en Turquie et en Grèce. Dans ce pays, Fivos Anoyanakis rapporte qu’en confectionnant sa flûte floyera (à embouchure biseautée à l’instar du kaval), le berger l’accordait à l’armata, série de cloches du troupeau, dont il connaissait l’accord : “For instance, if the bells of the armata are based on the perfect fourth ‘c-d-e-f’, the tonic of the scale of his flute must be ‘c’. Thus, his improvisations on the flute will correspond tonically with the notes sounded by the bells of the armata. (1979 : 76)

25 Litt. Gledah da sa na edin glas vsičkite kato bulki kato vzemat da pejat na edin glas.

26 Si le tambour est “frappé”, “battu” (tǎpan bie), la cloche, elle, “sonne”, “résonne” (zvǎni), “tinte” (drǎnka).

27 On aura noté l’emploi d’un diminutif, pouvant renvoyer à la délicatesse du timbre de la cloche assimilée à la voix de la fillette.

28 D’après un article publié en 1903 par Vasil Dečev, relatif à l’activité pastorale dans les Rhodopes, on sait qu’une gajda coûtait 50 groches (monnaie en usage dans l’Empire ottoman). Un kaval s’obtenait pour 12 groches. Une série de 12 čanove (bronze) coûtait 600 groches, tandis que trois tjumbeleci (fer) pesant de 2,560 kg à 3,840 kg valaient 350 groches. Un chien berger se vendait 60 à 120 groches selon son niveau d’apprentissage.

29 En usage dans les Rhodopes : cloche double en bronze, de tonalité grave, entrant dans une série accordée (dizija). Les cloches de tonalité aiguë sont appelées “čan” par les bergers, terme que j’ai réservé pour désigner la catégorie des cloches doubles dans le chapitre organologique.

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